6
Que Fotir ait vu juste, n’aurait pas dû la surprendre. Keziah avait passé assez de temps en compagnie de cet homme pour savoir que le Premier ministre de Curgh était aussi brillant que le laissait entendre sa réputation. Pourtant, lorsqu’il avait affirmé que l’attaque de Braedon interviendrait avant le coucher du soleil, elle ne l’avait pas cru, et le début des combats l’avait réellement prise de court.
La férocité de l’assaut n’aurait pas dû l’étonner outre mesure. Un an plus tôt, elle avait fait l’expérience de la guerre. La bataille devant le château de Kentigern avait apporté son lot de souffrance, de violence et de sang. Confrontée à l’horreur, Keziah avait vécu cette épreuve comme une préparation aux combats qu’elle ne manquerait pas de livrer aux côtés de son roi, et elle s’était endurcie. Mais rien n’aurait pu la préparer à l’ouragan de fer et de sang qui se déchaînait maintenant devant elle.
Elle n’était pas la seule à être désemparée. En dépit des avertissements de Fotir, malgré la vigilance des sentinelles de Curgh, d’Heneagh et de la garde royale chargées de surveiller les mouvements adverses, l’ennemi les avait pris par surprise. Les soldats de l’empire avaient fondu sur eux sans le moindre signe avant-coureur. Dans les rangs d’Eibithar, il était d’usage d’envoyer une flèche au-dessus du champ de bataille avant d’engager les combats. Braedon s’était passé de cet avertissement, tout comme leurs Qirsi n’avaient pas pris la peine de lever la moindre brume pour dissimuler leurs forces. Keziah n’avait même pas entendu l’ordre intimant aux archers de Braedon d’envoyer leur première volée de flèches. Elles s’étaient élevées dans les airs par centaines, aussi vives qu’un orage des moissons, aussi violentes et destructrices que l’éclair.
Sans attendre qu’elles touchent leur cible, les soldats de Braedon, leurs casques et leurs épées scintillant au soleil, l’air vibrant de leur clameur guerrière, s’étaient lancés à l’assaut de la plaine. Sous le martèlement de leurs pas, le sol lui-même s’était mis à trembler. Kearney et ses ducs avaient à peine eu le temps d’appeler leurs hommes au combat, et encore moins celui de les organiser en ordre de défense efficace. Parce que l’armée de Welfyl n’était pas de taille à résister, ils avaient cru que l’assaut serait concentré sur les lignes d’Heneagh.
Mais les commandants de Braedon, renonçant à frapper le point le plus faible d’Eibithar, avaient dirigé leur attaque sur la garde royale, la plus puissante des trois armées. Curgh et Heneagh n’avaient pas été épargnées, loin de là. Même si l’armée de Kearney avait essuyé le plus gros choc, en quelques secondes, aussitôt après la première volée de flèches, les trois armées étaient aux prises avec l’ennemi. Mal préparés à cette offensive, les hommes d’Eibithar avaient été forcés de reculer. Kearney et Javan s’étaient bien débrouillés pour placer leurs archers en défense, mais leur première riposte ne fut suivie d’aucune autre. Après avoir tiré, les soldats avaient dû renoncer à leurs arcs pour se battre, côte à côte avec leurs camarades, à l’épée. Quant aux archers d’Heneagh, écrasés par les fantassins de l’empire, ils n’avaient même pas eu le temps de bander leurs arcs.
« Pourquoi nous attaquent-ils de cette façon ? cria Keziah au-dessus du fracas des armes alors qu’elle suivait Kearney, lequel était occupé à rassembler ses hommes du mieux qu’il pouvait.
— Parce que ça marche ! » lui hurla-t-il, les yeux luisant de fureur et le visage humide de transpiration.
Elle regretta aussitôt sa question.
« Personne ne s’attendait à un tel assaut, reprit-il quelques instants plus tard. Ils veulent nous désorganiser. S’ils s’étaient concentrés sur Welfyl, Javan et moi aurions pu tenter de les cerner. Comme ça, il nous est impossible de nous regrouper. »
Keziah, un œil sur les combats, dut reconnaître la justesse du raisonnement. Les hommes du roi cédaient du terrain, ils résistaient davantage, mais leur faiblesse était évidente, et elle s’en rendait compte. Kearney n’allait pas tarder à se lancer lui-même dans la bataille. Il avait déployé ses hommes de son mieux, mais déjà, il observait les rangs, et sa main avait glissé sur la garde de son épée. Malgré son inquiétude de le voir se jeter dans la mêlée, Keziah ne pouvait s’empêcher de l’envier. Elle se sentait inutile. Sa place n’était pas au milieu des combats. Aussi douée qu’elle fut à l’épée, elle manquait d’entraînement et de résistance pour combattre avec ces hommes. Braedon ne disposait pas de cavalerie. Posséder la magie que son peuple appelait le langage des bêtes ne lui était d’aucune utilité, et lever une brume ou un vent, dans ces combats au corps à corps, n’aurait servi à rien.
Tournant les yeux vers le cœur de la bataille, elle s’efforça de localiser Fotir ou Grinsa. La lutte y était aussi brutale que dans les rangs de Kearney. Toutefois, comme la garde royale, l’armée de Curgh semblait être parvenue à freiner l’avance de Braedon. Par contre, un examen rapide au-delà des rangs de Javan lui permit de comprendre que les hommes d’Heneagh reculaient toujours sous l’assaut. Elle n’avait pas besoin d’une solide compétence militaire pour savoir combien la résistance de Welfyl était importante à leur survie. Si Braedon brisait le front, ils étaient tous perdus.
« Keziah ! »
Bien qu’elle sût ce qu’il allait dire, elle s’obligea à croiser le regard de Kearney.
« Je dois rejoindre mes hommes. Je ne peux pas…
— Je sais. Vas-y, répondit-elle en renouant naturellement avec l’intimité qu’ils avaient si longtemps partagée. Qu’Orlagh guide ta lame et te protège.
— Toi aussi. »
Ils échangèrent un long regard chargé d’intensité. Keziah, redoutant de jamais le revoir, grava chaque détail de son visage dans sa mémoire, ses traits pleins de jeunesse, ses yeux verts si clairs, chaque mèche de ses cheveux d’argent, blanchis avant l’âge, et scintillant dans le soleil.
Je t’aime, articula-t-elle en silence.
Moi aussi, lui répondit-il.
Un instant plus tard, si vite qu’elle sursauta, il éperonnait les flancs de sa monture et, son épée à bout de bras, s’élançait au devant de la bataille. Elle continua de le suivre des yeux. Dressé sur ses étriers, il fendait l’air de sa lame, attaquait à droite et à gauche, mais déjà le tumulte l’engloutissait, l’éloignant d’elle, l’exposant à tous les dangers.
Alors que les combats se déroulaient sous ses yeux, avec une telle rage, une telle violence, et dans une telle confusion qu’elle en éprouvait la nausée, une seule phrase résonnait dans son esprit, lancinante, et beaucoup plus terrifiante que toutes les horreurs auxquelles elle assistait. Dans la mêlée, tout pouvait arriver ; c’était l’endroit et le moment idéal pour assassiner un roi. Le Tisserand le lui avait dit.
Elle-même était capable d’imaginer toutes les façons possibles, tous les moyens qu’elle pourrait employer pour remplir sa mission. « Tu possèdes le langage des bêtes et le don des brumes et du vent », lui avait dit le Tisserand lors de sa dernière visite dans son sommeil, juste après le châtiment qu’il lui avait infligé pour ne pas avoir tué Cresenne. « Ils devraient t’être utiles. »
Il avait évidemment raison. Confrontée à la réalité, les choses lui paraissaient si simples qu’elle sentit les larmes rouler sur son visage. Une brise pouvait dévier la trajectoire d’une flèche. Ou mieux, un mot murmuré à la monture de Kearney pouvait forcer l’animal à ruer et désarçonner le roi au plus fort des combats. Projeté au milieu des combattants, assommé, désarmé peut-être, aucun guerrier, quelle que soit son habileté, ne pourrait survivre à une telle chute.
Keziah, horrifiée, ne pouvait s’empêcher de faire défiler toutes les possibilités qu’offrait un moment pareil. Plus les morts et les blessés s’amoncelaient aux pieds du cheval, plus l’animal aurait du mal à rester debout, et moins sa chute serait suspecte. Un Façonneur pouvait très facilement lui casser une patte, et jeter le roi à terre. Ou il pouvait briser la lame de Kearney au moment où elle s’entrechoquait avec une autre, le laissant sans défense. De mèche avec un complice, un assassin pourquoi pas, un Qirsi pouvait lever une brume et dissimuler l’approche du bandit. Avec tant de Qirsi sur le champ de bataille, tant de morts, au milieu d’un tel chaos, tout était possible.
Combien des Qirsi qui l’entouraient avaient rejoint la conspiration ? À combien d’entre eux le Tisserand avait-il donné l’ordre d’assassiner son roi ? Elle n’était certainement pas la seule. Le Tisserand le lui avait dit, elle avait failli une fois à l’une de ses missions. Sachant qu’elle avait aimé Kearney, qu’elle l’aimait peut-être encore, il ne lui aurait pas donné cet ordre sans s’appuyer sur d’autres, au cas où elle viendrait à flancher.
Au comble de l’effroi, convaincue que d’autres serviteurs du Tisserand allaient s’en prendre à Kearney à la moindre occasion, elle se prépara à jeter son propre cheval dans la bataille. Elle n’avait aucune idée de ce qu’elle ferait une fois au côté du roi, mais elle voulait le rejoindre, le protéger, garder les tueurs du Tisserand à l’œil, les empêcher de nuire. Elle avait posé la main sur la garde de son épée, lorsqu’elle sentit un mouvement lui effleurer l’esprit, comme le frôlement d’une brise au moment des moissons.
Durant une brève et atroce seconde, elle crut que c’était le Tisserand qui cherchait à pénétrer ses pensées ou la pousser à tuer Kearney. Presque aussitôt, heureusement, elle perçut la douceur de ce contact et son air familier. Un regard vers les lignes de Curgh lui permit d’apercevoir Grinsa. Dressé sur son cheval, son frère l’observait. Alors qu’elle s’étonnait de ce contact – aucune de ses magies ne pouvait les aider, et surtout pas une brume – elle le vit détourner les yeux, et sentit sa présence s’envoler. Perplexe, Keziah se dit d’abord qu’il avait voulu se rassurer à son sujet, mais un regard aurait suffi. Son impulsion lui revint alors brusquement à l’esprit. Grinsa, anticipant peut-être le geste qu’elle s’apprêtait à commettre, avait voulu l’arrêter, ou l’interrompre le temps qu’elle réfléchisse à sa décision. Si telle était son intention, il y était parvenu. Car, coupée dans son élan, elle comprenait tout à coup l’imprudence de sa précipitation. Surgir aux côtés de Kearney au beau milieu des combats risquait de le distraire, et de faciliter la tâche des conspirateurs.
Les yeux rivés sur la bataille, Keziah se contenta alors du seul rôle qu’elle pouvait tenir, celui de sentinelle vigilante et protectrice. Son regard à l’abri du soleil, perçant le brouillard de poussière soulevé par les combattants, elle surveilla les opérations et Kearney. Tant qu’elle voyait l’éclat de sa chevelure argentée, les éclairs de son épée fendant l’air et l’ennemi qui osait s’y frotter, elle savait qu’il était en sécurité, ou pour le moins vivant.
Alors que les ombres des combattants s’étiraient lentement sur la plaine ensanglantée, le sort de la bataille commença à tourner. Les forces d’Eibithar ne gagnaient pas beaucoup du terrain perdu, mais elles avaient interrompu la progression de Braedon. Même à l’ouest, où le front tenu par Heneagh avait paru bien près de lâcher, les hommes de Welfyl s’étaient repris, aidés par les renforts venus de Curgh. Lorsque enfin le soleil se coucha sur l’horizon, laissant une magnifique traînée d’or et de pourpre dans son sillage, les hommes de l’empire s’arrêtèrent brusquement pour battre en retraite.
Avec une clameur de triomphe, certains hommes de Kearney entreprirent de leur donner la chasse, pour être aussitôt rappelés par leur roi. Keziah éperonna sa monture et s’élança à bride abattue. Arrivée à côté de Kearney, elle sauta à terre et se précipita vers lui. Il avait plusieurs plaies aux jambes, une plus profonde à la taille, et du sang suintait de sa cotte de mailles.
« Vous avez besoin d’un Guérisseur », affirma-t-elle en luttant contre le désir de se jeter à son cou.
Au sourire radieux qu’il lui adressa, elle aurait cru qu’il venait de livrer une simple joute.
« Je vais très bien. Je dois m’entretenir avec mes ducs.
— Majesté…
— Trouvez-les, Premier ministre. Amenez-les-moi aussi vite que possible. Leurs ministres aussi. »
Keziah fronça les sourcils, mais acquiesça.
« À vos ordres, Majesté. »
Elle remonta en selle et tourna bride vers les lignes de Curgh. Elle était bien résolue à obéir, quand elle sentit son estomac se révulser. L’herbe de la lande, ce matin verte, souple, et soyeuse, n’était plus qu’un tapis piétiné, imbibé de sang, comme si la terre elle-même souffrait d’une plaie béante. Disséminés au milieu des cadavres, plus nombreux qu’elle n’aurait pu compter, des membres arrachés, des mains toujours agrippées à leur épée ou leur hache, des têtes aux yeux aveugles fixés sur le ciel, aux bouches parfois ouvertes sur des cris silencieux, disaient toute l’horreur des combats. Elle aurait dû observer les uniformes, pour savoir quelle armée s’était le mieux sortie de ce carnage, mais elle était incapable de détacher les yeux de ces visages, de ces mains, de tout ce sang.
« Keziah. »
Elle se tourna au son de la voix de Kearney. Son sourire évanoui, il la contemplait avec inquiétude.
« Est-ce que ça va ?
— Je… »
Elle ravala un nouveau flot de bile.
« Ça ira.
— Ne regarde pas. Trouve Javan et Welfyl. Dis-leur de me rejoindre, et éloigne-toi du front, de tout ça. C’est compris ? »
Elle hocha la tête, mais ses yeux glissèrent de nouveau vers le sol. Un soldat, étendu sans vie, la fixait d’un air étonné qui l’aurait fait rire s’il n’était pas…
« Keziah. »
Elle sursauta et se tourna à nouveau vers Kearney.
« Trouvez-moi les ducs.
— Oui, Majesté. »
Elle s’éloigna, laissant son cheval frayer son chemin au milieu des cadavres, s’efforçant de ne regarder que les soldats devant elle, ceux qui étaient vivants et qui portaient les couleurs brun et or de Curgh. Apercevant Grinsa et Fotir, elle se précipita vers eux, sûre que les ducs n’étaient pas loin. En effet, quelques instants plus tard, elle voyait Javan avec Tavis, le capitaine des armées de Curgh, et un jeune homme que des conversations précédentes lui avait permis d’identifier comme l’homme lige de Tavis, et le fils du capitaine. Comme Kearney, Javan était blessé, et comme lui sans gravité. Grinsa saignait, lui aussi. En fait, ils saignaient tous, remarqua-t-elle brusquement. À l’exception des Guérisseurs, elle devait être la seule personne indemne sur la Lande.
« Premier ministre, l’accueillit le duc d’une main amène. Comment va le roi ?
— Bien, monseigneur. Il souhaite vous voir avec votre ministre.
— Bien sûr, nous le rejoignons immédiatement. Et la garde royale, comment s’en est-elle sortie ?
— Je ne sais trop, monseigneur. Je n’ai pas pris part aux combats. Mes dons ne sont pas… ceux d’un guerrier.
— Bien sûr, Premier ministre. Pardonnez-moi.
— Aucun problème, monseigneur. Nous nous verrons tout à l’heure, je dois trouver le duc d’Heneagh. »
Javan consulta brièvement Fotir du regard avant de revenir à elle. Keziah comprit immédiatement.
« Le duc est mort, Premier ministre. Il est tombé au combat. »
Sa première pensée fut pour la duchesse qui ignorait encore qu’elle venait de perdre son fils et son mari. Keziah ne connaissait même pas son nom. Premier ministre du royaume, elle aurait dû le savoir, mais elle n’avait jamais rencontré cette femme, et Welfyl étant chef d’une maison mineure, lui et le roi n’entretenaient pas de rapports très étroits. Elle s’en voulait néanmoins, et sa faute lui semblait impardonnable.
« Premier ministre. »
Elle sursauta, tristement consciente de ne pas être faite pour la guerre, et son cortège de désolations.
« Oui, monseigneur. Qui dirige l’armée d’Heneagh à présent ?
— Rab Avkar, le capitaine de Welfyl. »
Keziah se tourna vers le front tenu par les hommes d’Heneagh. La perspective d’arpenter un campement à la recherche d’un guerrier qu’elle ne connaissait pas l’ébranla davantage.
« Je le connais, avança Hagan en devinant son désarroi. Si monseigneur le permet, je me charge de le repérer et de vous l’amener.
— Bien sûr, Hagan.
— Merci, capitaine », fit Keziah.
Il lui adressa un hochement de tête et s’éloigna sans un mot. Son attitude était tellement semblable au caractère de Gershon Trasker, le capitaine de Kearney – qui se trouvait pour l’instant au sud pour combattre les Aneiriens –, que la jeune femme ne put s’empêcher d’éprouver un peu de réconfort.
Javan enfourcha sa monture avec raideur ; une grimace chagrinée se peignit sur son visage.
« Que ne donnerais-je pas pour avoir dix ans de moins !
— Seulement dix ? Tu es bien optimiste », répliqua Tavis en s’attirant les rires de ses compagnons.
L’aisance de ces hommes, capables de rire malgré ce qu’ils venaient de subir, fouetta Keziah, et ce fut l’esprit plus léger qu’elle rejoignit Kearney en compagnie du duc, de son ministre, de Tavis et de Grinsa. Voyant le jeune MarCullet suivre Tavis, elle se fit la réflexion que ces jeunes gens étaient décidément inséparables. Elle allait s’en ouvrir à voix haute, et les féliciter de leur amitié, lorsque Grinsa vint se placer à ses côtés.
« Est-ce que ça va ? lui demanda-t-il à voix basse.
— Non. Ne me regarde pas comme ça, reprit-elle devant son étonnement. Après tout ce qui s’est passé aujourd’hui, j’aurais du mal à croire que tu vas bien.
— Ce n’est que le début, Kezi.
— Je sais. »
Elle observa les blessures, les entailles profondes qu’il portait aux bras et aux mains, le bleu qui lui marquait la joue.
« Ça ne fait pas trop mal ?
— Non. Si c’était le cas, je me serais déjà guéri.
— Pourquoi ne l’as-tu pas fait ?
— Je suis trop fatigué, avoua-t-il dans un haussement d’épaules.
— Il y a d’autres Guérisseurs, Grinsa. Ils peuvent…
— Ça va, Keziah. Je me soignerai plus tard, c’est promis. »
Elle abandonna le sujet.
Ils arrivèrent près de Kearney qui, au milieu des blessés, tâchait d’offrir un peu de réconfort à ceux qui attendaient les Guérisseurs. Deux capitaines l’accompagnaient. Voyant Javan, il vint à sa rencontre.
« Lord Curgh, je suis heureux de vous voir sain et sauf.
— Merci, Majesté. Moi aussi, mais vous êtes blessé, constata le duc en voyant sa cotte de mailles imprégnée de sang.
— Aucune importance. Nous avons des choses beaucoup plus importantes à régler.
— Pardonnez-moi d’insister, Majesté, mais nous pouvons parler pendant qu’un Guérisseur s’occupe de vous. »
Il croisa le regard d’un Qirsi, et lui fit signe d’approcher.
Se servant de ce prétexte, un Guérisseur pouvait très bien aggraver ses blessures, songea Keziah avec inquiétude, en guise de potion, un herboriste pouvait lui administrer du poison…
« Non ! » s’écria-t-elle brusquement.
Le Guérisseur hésita.
« Notre sujet de discussion est… délicat. »
Grinsa, qui l’avait d’abord considérée avec perplexité, dut comprendre la raison de son interruption, car il vint aussitôt à son secours.
« Elle a raison, Majesté. Je ne suis pas Guérisseur de métier, mais je possède ce don. Je peux vous soigner. »
Kearney, dont la soudaine pâleur trahissait qu’il avait compris de quoi il retournait, donna son assentiment.
« Très bien, Glaneur. Merci quand même », ajouta-t-il à l’intention du Guérisseur avec un sourire légèrement contraint.
L’homme, de toute évidence dérouté par cet échange, se balança d’un pied sur l’autre avant de repartir vers les soldats, laissant Keziah se demander si elle n’avait pas eu tort d’intervenir.
« Qu’est-ce que cela signifie ? » s’enquit Javan, qui avait assisté à la scène intrigué mais silencieux.
« Nous pensons que la conspiration va attenter à la vie du roi, lui répondit Grinsa. Nous devons éviter tout contact avec les Qirsi dont nous ne sommes pas absolument sûrs.
— Qu’est-ce qui vous fait croire qu’ils veulent assassiner le roi ? interrogea Javan méfiant. Serait-ce cette femme emprisonnée à Audun qui vous l’a révélé ?
— Je ne peux pas vous répondre, objecta Grinsa.
— Tout de même…
— Père, intervint Tavis en lui posant une main sur l’épaule, n’insiste pas. Grinsa n’aurait rien dit s’il n’était pas tout à fait sûr de lui. Accorde-lui ta confiance, comme je lui accorde la mienne, et reste en dehors de ça. »
Javan considéra son fils comme s’il ne l’avait jamais vu, puis il hocha la tête.
« Très bien », se résigna-t-il à admettre.
Ils trouvèrent une paillasse sur laquelle Kearney s’allongea et Grinsa, s’agenouillant près de lui, posa les mains sur sa blessure.
« Parlez-moi de vos combats », commença le roi.
La gêne manifeste qu’il éprouvait à se laisser soigner devant témoin se mua tout à coup en inquiétude.
« Où est Welfyl ? s’enquit-il.
— Il est mort, Majesté, lui annonça Javan avec tristesse.
— Mort ! répéta le roi consterné. Quel jour funeste pour la maison de la Rivière. Les pertes d’Heneagh sont sévères ? »
Le duc de Curgh hocha gravement la tête.
« C’est encore difficile à dire, Majesté, mais il semble qu’ils aient perdu le tiers de leurs hommes. Peut-être plus.
— Par les démons et toutes les flammes ! jura Kearney. Les vôtres, Lord Curgh ?
— Pas aussi élevées, mais nombreuses.
— Les miennes aussi, avoua le roi. Nous devons faire le compte des morts et des blessés ennemis, mais je suis sûr qu’ils s’en tirent mieux que nous.
— J’en ai peur, Majesté. »
Hagan MarCullet revenait, accompagné d’un homme à l’allure dégingandée, au crâne chauve et à la barbe fournie, que Keziah supposa être Rab Avkar.
« Capitaine, l’accueillit le roi avec une profonde gravité. Nous sommes profondément affligés par la mort de votre duc, et moi plus que les autres.
— Merci, Majesté », répondit le soldat, la voix tendue par l’émotion et les yeux rouges. « J’ai tenté de le raisonner, de l’empêcher de participer aux combats, un homme de son âge… »
Il secoua la tête.
« Mais il n’a rien voulu entendre. Il répétait qu’il voulait venger la mort de son fils. Il s’est battu comme un possédé. Mais il n’était pas assez fort. Je l’ai vu tomber… »
Incapable de poursuivre, il se mordit les lèvres.
« Des chants célébreront son courage, la vaillance de Dunfyl et celle de sa maison. Le Royaume du Dessous va briller de leur lumière.
— Oui, Majesté, murmura l’homme. Merci. »
Grinsa ôta ses mains de Kearney et s’écarta, le visage humide de transpiration.
« Merci, Glaneur, fit le roi en inspirant profondément pour juger du résultat. Je me sens beaucoup mieux. Vous êtes très adroit.
— Vous avez d’autres blessures, Majesté. Je peux m’en occuper.
— Merci, répéta Kearney en se levant. Nous verrons plus tard. »
Il avança vers le capitaine de Welfyl. L’homme s’agenouilla aussitôt, tête baissée.
« Levez-vous, sir Avkar. »
L’homme obéit.
« Je partage votre chagrin pour la disparition de Lord Heneagh, mais l’heure n’est hélas pas au deuil. L’armée de Braedon va reprendre les combats, peut-être même dès l’aube. J’ai besoin de vous pour commander l’armée de votre duc. Pouvez-vous assurer cette mission ?
— Oui, Majesté.
— Vous avez subi de très lourdes pertes. Je peux vous donner une centaine d’hommes, mais ils ne compenseront pas tous ceux qui sont tombés. »
Rab se raidit.
« Avec tout le respect que je vous dois, Majesté, nous n’avons pas besoin d’hommes supplémentaires. Nous ne sommes peut-être pas aussi bien entraînés que les soldats de Curgh ou ceux de la garde royale, mais à présent nous nous battons pour la mémoire de notre duc et de son fils. L’armée de l’empire ne passera pas par nous. »
Le roi sembla hésiter puis se ravisa.
« Votre duc serait fier de vous, capitaine. Qu’il en soit donc ainsi. Les contingents ne seront pas modifiés. »
La nuit était tombée. Par tout le camp, des soldats allumaient de petits feux. Certains chantaient, et le son grave de leur mélopée se mêlait au gémissement du vent et aux plaintes des blessés. Au sud, un grand brasier se découpait sur la nuit. Le bûcher destiné aux morts d’Eibithar, songea Keziah avant de lever les yeux. Le cœur serré, elle vit les premières étoiles, vives, illuminer le ciel. Les lunes n’étaient pas encore apparues, mais la nuit s’annonçait radieuse.
« Nous devons nous préparer pour leur prochaine attaque, décréta le roi. Que les archers se mettent en position devant toutes nos lignes. Qu’ils se tiennent par rangs de trois. »
Javan, le capitaine de Welfyl, ceux de Kearney murmurèrent leur accord.
Fotir et Grinsa échangèrent un regard.
« Pardonnez-moi, Majesté, intervint le ministre après l’approbation silencieuse du Glaneur. Mais Grinsa, votre Premier ministre et moi possédons le don des brumes et du vent. Avec votre autorisation, nous pouvons conjurer un vent pour aider les flèches de nos archers à atteindre leurs cibles.
« Excellente idée. Premier ministre. Mais l’empire possède ses propres Qirsi. Votre vent pourrait être contré avant d’avoir atteint son objectif.
— Attendez, intervint Javan en dévisageant Grinsa d’un air soupçonneux. En plus du don de guérison, vous possédez aussi les brumes et le vent ? Je vous croyais seulement Glaneur. »
Keziah sentit immédiatement son sang se figer, mais son frère, détendu, offrait un visage affable à la curiosité du duc.
« Il semble que je recèle d’autres qualités, monseigneur, fit-il sur un ton badin, votre fils pourra en témoigner. »
Puis il se tourna vers le roi auquel il adressa un regard éloquent.
« Et je vous assure, Majesté, que notre vent sera plus que suffisant face aux Qirsi de Braedon. »
Le roi, comme s’il se souvenait tout à coup que Grinsa était Tisserand, pâlit de nouveau.
« Oui, bien sûr, Glaneur. Merci. »
Il toussota, puis se tourna vers le plus âgé de ses capitaines.
« Quelles nouvelles de Shanstead ? demanda-t-il. L’attendez-vous toujours pour demain ?
— Nos dernières informations, qui remontent à hier, le situaient près des chutes de Binthar, Majesté. Mais il n’est toujours pas en vue sur la lande.
— Nous risquons de nous battre encore seuls, grimaça le roi contrarié.
— Oui, mais cette fois, ils ne nous prendront pas au dépourvu, Majesté, affirma Javan. Ils ont remporté la première bataille. Avec le jour nouveau, la suivante sera nôtre.
— Oui, bien sûr, Lord Curgh, sourit faiblement le roi. Merci. »
Ils poursuivirent leur discussion en mangeant une collation froide, comme les soldats qui les entouraient. Si une partie de leurs propos les aidait à définir leur stratégie pour le lendemain, constata Keziah, l’essentiel de cet échange mêlait beaucoup de légendes guerrières aux expériences partagées et vécues. Privée de cette culture, la jeune femme ne pouvait pas intervenir, mais elle restait avec eux, heureuse de voir Kearney s’animer alors qu’il racontait sa journée, les coups qu’il avait évités et ceux qu’il avait donnés. Même Tavis, d’habitude taciturne, sauf en compagnie de Grinsa et du jeune MarCullet, ajouta une ou deux histoires à celles de ses aînés, et riait de bon cœur avec les autres.
Grinsa n’était guère loquace et, comme sa sœur, il demeurait en retrait. Lorsqu’il se déplaça pour venir s’installer à ses côtés, elle surprit le regard un peu jaloux que Kearney leur adressa.
« Tu te sens à l’écart ? l’interrogea-t-il avec un léger sourire aux lèvres.
— Un peu. Je me demande si je ne devrais pas aller dans la forêt chercher quelque chose à tuer, et revenir vous raconter mes exploits. »
Il rit.
« Pas la peine d’aller aussi loin. Ce sont des récits guerriers, ils n’ont pas besoin d’être exacts. Juste édifiants.
— Je vous ai entendu, Glaneur, grogna Hagan un peu plus loin. »
Son frère adressa un sourire complice au capitaine avant de revenir à elle.
« Quand je t’ai demandé si tu allais bien tout à l’heure, tu m’as répondu non. Je peux faire quelque chose ?
— J’ai eu tort de te répondre ainsi. Ce n’est rien, simplement ce que j’ai vu, et puis la mort de Welfyl… »
Elle haussa les épaules.
« Ça va mieux, maintenant.
— La journée a été longue, hein ?
— Pas plus que celle des autres.
— Kezi…
— Je vais bien, Grinsa.
— Je ne te crois pas. »
Excédée par l’insistance de son frère, elle faillit se lever et partir. La sentinelle de Kearney l’accablait de sa présence continue, mais en cette seconde, épuisée et irritée par la sollicitude de Grinsa, elle préférait encore les regards silencieux de son garde aux questions intrusives de son frère. Il dut sentir sa colère, car il reprit d’une voix encore plus basse :
« Excuse-moi, Kezi.
— Ce n’est rien », répondit-elle, bourrue.
« Au contraire. Tu n’as plus besoin de nourrice. J’aurais dû m’en rendre compte. »
Depuis des années, il la traitait comme une enfant. Sa sollicitude finissait par l’excéder, et elle fut incapable de retenir sa réponse.
« Oui, tu aurais dû ! Tu es peut-être le plus âgé, et certainement le plus fort, mais ça ne veut pas dire que je suis sans ressources.
— Je le sais. Vraiment, Keziah, je le sais. Mais je ne peux pas m’occuper de celles qui ont vraiment besoin de moi, alors je me rattrape sur toi. »
Cresenne et Bryntelle, songea-t-elle, aussitôt mortifiée. Son égoïsme et sa sottise la prenaient parfois de court, mais jamais elle ne s’était sentie aussi stupide. Grinsa n’était animé que de bonnes intentions, se dit-elle en rougissant. Ses questions étaient innocentes. Il voulait seulement l’aider. Et elle était si concentrée sur ses propres tourments qu’elle oubliait ceux de son frère, et voyait une intrusion là où il n’y avait qu’attention. Elle le dévisagea, stupéfaite de voir à quel point il n’avait pas changé. Kearney, malgré la jeunesse de ses traits, avait considérablement vieilli au cours de l’année écoulée. Tavis de Curgh était devenu un homme. Quant à elle, lorsqu’elle se regardait dans un miroir, elle lisait la progression du temps dans les petites rides qui lui entouraient désormais les yeux et les lèvres. Grinsa demeurait inchangé, identique au souvenir qu’elle avait de lui enfant. Le temps semblait n’avoir aucune prise sur lui, à l’exception de son regard. Ses yeux jaunes, aussi pâles que le soleil du matin un jour de moisson, portaient en eux tout le destin du royaume. Il restait l’homme qui l’avait aimée et protégée toute sa vie, celui qui avait toujours porté des fardeaux dont elle était à peine capable d’imaginer le poids.
« Je suis désolée, murmura-t-elle les yeux piquants. Je ne pensais pas… »
Elle s’interrompit, soudain consciente que ces seuls mots, même incomplets, étaient aussi sincères que tout ce qu’elle aurait pu ajouter.
« Tu m’as dit qu’elle l’a vaincu, reprit-elle quelques instants plus tard. Elle ne devrait plus rien avoir à craindre maintenant. »
Grinsa se contenta de hocher la tête. Ils savaient tous les deux que le Tisserand ne lâcherait pas sa proie si facilement.
« Je te fais confiance pour être prudente, dit-il en gardant les yeux sur les feux de camp qui brûlaient ici et là autour d’eux. Mais permets-moi une dernière mise en garde : s’il a des espions pour surveiller le déroulement de la guerre, l’informer de ses progrès et de ses aléas – et je n’en doute pas un seul instant –, il saura que les combats ont commencé aujourd’hui. À ta place, je me préparerais à sa visite cette nuit, et ce que tu vas lui dire pour justifier le fait que ton roi est toujours en vie. »
Une vague de terreur s’abattit sur elle, aussi violente et glaciale que les eaux déchaînées de l’océan d’Amon à la saison des neiges. Elle n’en aurait pas eu besoin pour comprendre que son frère avait raison. Elle connaissait le Tisserand mieux que lui. Et au lieu d’anticiper cette visite, de s’y préparer depuis des heures, elle s’était laissée aller à s’apitoyer sur son sort. Elle pouvait faire la fière, rembarrer son grand frère, mais elle était bien obligée de constater qu’elle avait encore besoin de lui pour lui rappeler l’évidence. Toute colère envolée, elle lui envia la rapidité de ses réflexions et la clarté de ses pensées. Pourtant, au-delà des reproches dont elle s’accablait, elle se sentait prête pour cette confrontation : elle saurait fournir au Tisserand toutes les réponses qu’il attendrait. L’heure approchait où ses mensonges seraient inutiles. Ce jour-là, ce serait à elle de prendre le contrôle de sa propre magie pour bannir le Tisserand de ses pensées, ou bien elle mourrait, victime de ses propres rêves. L’heure approchait, se répéta-t-elle, mais elle ne sonnerait pas cette nuit.
« Je suis prête, affirma-t-elle avec une certitude qui la surprit elle-même.
— J’en suis sûr », approuva Grinsa.
Un reste de fierté lui interdisait de réagir à sa réponse, mais elle fut incapable de s’empêcher de sourire, et de rougir violemment.
Kearney, en se levant, la tira d’embarras. Il déclara qu’il se retirait pour la nuit et n’eut pas besoin d’en dire plus pour que tous l’imitent. Chacun savait que les combats reprendraient dès les premières lueurs de l’aube. Grinsa sourit une dernière fois à sa sœur avant de s’éloigner vers le camp des Curgh, et Keziah se tourna pour suivre son roi.
« Il vous aime, vous savez », entendit-elle prononcer dans son dos.
Elle pivota et découvrit Tavis, le visage plongé dans l’ombre. Le jeune seigneur semblait plus grand que dans son souvenir, et plus robuste.
« En dehors de cette femme et de sa fille, vous êtes celle qui compte le plus à ses yeux. »
C’était un commentaire curieux de la part d’un jeune noble qu’elle avait longtemps considéré comme un enfant gâté. Mais elle comprit qu’il avait senti la colère qu’elle avait dirigée contre Grinsa, et qu’il essayait d’être aimable.
« Je le sais, répondit-elle. Je vous remercie néanmoins.
— Eh bien, si vous le savez, rétorqua-t-il d’un ton plus dur, vous devriez lui témoigner un peu de reconnaissance. Il sacrifie bien plus que n’importe lequel d’entre nous dans cette histoire, et il mérite mieux que votre colère et votre jalousie. »
Elle sentit immédiatement la fureur l’emporter. Elle s’apprêtait à moucher son insolence lorsqu’un coup de vent agita la torche qui brûlait non loin d’eux. La lumière ne changea pas beaucoup, mais elle suffit à éclairer le visage de Tavis et les cicatrices qui marquaient sa joue et sa mâchoire. Si ce jeune homme qui avait tant souffert, se dit-elle, était capable de comprendre les sacrifices de Grinsa et de faire preuve d’humilité, pourquoi pas elle ? N’était-ce pas elle l’enfant gâtée qui ne supportait pas les critiques ? Sa fureur retomba aussitôt.
« Vous avez raison », déclara-t-elle, vexée, avant de s’en aller.
La stupeur qu’elle eut le temps d’apercevoir sur le visage du jeune homme finit de l’apaiser. Au moins n’était-elle pas la seule à être prise au dépourvu.
Elle trouva vite son sac de couchage et s’y roula. Voyant son garde l’imiter, et craignant qu’il ne surprenne ses propos durant son sommeil, elle songea un instant à s’éloigner. Mais si elle bougeait, se dit-elle, il la suivrait et la surveillerait probablement d’encore plus près. Alors elle renonça et ferma les yeux dans l’attente du Tisserand.
Mais le sommeil se dérobait. Hantée par les images du champ de bataille pendant et après les combats, préoccupée par sa conversation et la remarque du jeune Curgh, assaillie par l’horreur, la peur, la colère, le remords, elle se tourna et se retourna sur sa couche au point qu’elle se mit à douter de pouvoir prendre le moindre repos.
Sa fatigue l’emporta néanmoins et, malgré l’avertissement de Grinsa et sa préparation, son rêve débuta sans préambule. Alors qu’il lui semblait regarder encore les étoiles au-dessus du champ de bataille et les deux lunes, Ilias et Panya, débuter leur course nocturne, le ciel vira au noir le plus profond et elle se retrouva au milieu de la plaine que le Tisserand conjurait pour elle.
Sans bien comprendre ce qu’elle faisait, elle se mit en marche et commença à gravir la pente escarpée en haut de laquelle le Tisserand l’attendait. Une fois arrivée au sommet, aveuglée par la clarté qui le dissimulait, elle avait rassemblé ses esprits, et son discours était prêt.
« Tu m’attendais.
— Oui, Tisserand.
— C’est pour ça que tu as été si longue à t’endormir ? Tu redoutais cette rencontre ?
— Pas plus que les autres, Tisserand », répliqua-t-elle, et elle sentit l’amusement provoqué par sa réponse. « Je voulais dormir, mais je n’y arrivais pas.
— À cause de la bataille ? »
Elle opina, faisant défiler les images qui l’avaient tellement bouleversée.
« Je vois. Tu comprends que ça n’est qu’un début. C’est mon armée – toi comprise – qui finira par les tuer tous, mais le résultat sera le même.
— Oui, Tisserand.
— Kearney est toujours en vie.
— Oui, Tisserand. Il a été blessé, mais sans gravité, et vite soigné.
— Je ne m’attendais pas à ce que tu le tues aujourd’hui. Je savais que cette première bataille risquait d’être difficile pour toi. Mais mes ordres et mes attentes restent inchangés. »
Elle avait préparé sa réponse en prévision de cet instant, aussi opina-t-elle, avant de lui raconter tous les procédés auxquels elle avait songé pour assassiner le roi, le brusque changement de vent pour détourner une flèche, les mots murmurés à sa monture, le mal que pouvait lui faire un Guérisseur, le poison qu’on pouvait glisser dans une potion…
« Et moi qui étais prêt à renoncer à toi, s’exclama le Tisserand satisfait. Toutes ces méthodes sont parfaites, mais certaines requièrent l’intervention d’un autre Qirsi. Il te faudra le trouver. À moins que, depuis notre dernière conversation, tu n’aies ajouté le Façonnage et la guérison à tes autres talents.
— Non, Tisserand, répondit-elle avec humilité.
— Je te conseille alors d’employer le langage des bêtes. Cela passera pour un accident, et personne n’y réfléchira à deux fois.
— Oui, Tisserand.
— Tu hésites. Pourquoi ?
— C’est cet homme, le Glaneur. Il est là. Il risque de deviner mon rôle dans la mort du roi. »
Le Tisserand savait certainement que Grinsa avait rejoint l’armée d’Eibithar. Lui ayant parlé de lui dans le passé, il aurait jugé curieux qu’elle ne le mentionne pas.
« Qu’est-ce qui te fait penser qu’il puisse comprendre ?
— Il a parlé de vous, Tisserand. Il a mis le roi en garde contre vous. Je me demande s’il sait que vous êtes Tisserand, et s’il n’en est pas un lui-même.
— Se bat-il aux côtés de Kearney ?
— Non, Tisserand. Il reste avec le jeune Curgh et l’armée de Javan.
— Bien. Ce sera donc plus facile. Assure-toi qu’il soit loin quand tu agiras, et tout ira bien.
— Oui, Tisserand, merci.
— Je ne veux pas que tu perdes de temps. Lors de ma prochaine visite, Kearney doit être mort. »
Le Tisserand partit sans attendre sa réponse et, légèrement étourdie, encore éblouie par la lumière que le sorcier créait pour se dissimuler, Keziah cligna les yeux. L’aube n’était pas encore levée, mais une faible lueur argentée se répandait déjà sur la Lande, faisant scintiller les gouttes de rosée accumulées sur les touffes d’herbes et au pied des rochers. L’odeur du bûcher la ramena à la réalité. Alors qu’elle grimaçait, des chants lui parvinrent.
Elle comprit tout de suite qu’il ne s’agissait pas des mélopées funèbres que les soldats d’Eibithar avaient entonnées la veille. C’était un hymne guerrier, et ces voix appartenaient aux hommes de Braedon. Malgré la distance, leur vitalité, leur entrain, et leur confiance ne laissaient aucune place au doute.
Elle se redressa, repoussant d’une main distraite la mèche de cheveux tombée sur son front.
« Le roi vous demande, Premier ministre. »
Elle leva les yeux. Sa sentinelle était debout devant elle. Son extrême jeunesse la frappa tout à coup. On racontait que la peur avait ce pouvoir d’effacer les ans, comme d’user les nerfs, et de ramener les hommes, aussi aguerris soient-ils, à la fragilité de leurs premières années. C’était visiblement le cas de son factionnaire.
« J’arrive, répondit-elle en se mettant debout avec difficulté. Dites-lui que je ne serai pas longue. »
Il esquissa un salut et s’éloigna.
« Les hommes de l’empire sont déjà en marche ?
— Non, lui précisa-t-il en se retournant. Mais ils ne vont pas tarder. Les capitaines disent qu’ils veulent nous écraser avant l’arrivée de Shanstead. »
C’était la première fois, depuis leur départ du château d’Audun, qu’il se montrait aussi loquace.
Ce n’est que le début, lui avait dit Grinsa la veille. Et cette nuit même, le Tisserand lui avait répété à peu près la même chose. Confrontée à l’inimaginable, une guerre entre Tisserands, Keziah ne doutait pas que le pire restait à venir. Contrairement à son habitude, le soldat ne la dévisageait pas avec méfiance, mais avec une inquiétude teintée d’espérance. Son regard, presque suppliant, lui demandait de le rassurer, de lui dire que Marston et l’armée de Thorald arriveraient à temps pour les sauver.
Renonçant à lui apporter un réconfort dont elle était la première à douter, Keziah lui tourna le dos et chercha dans ses affaires sa ceinture et son épée.